Le village aux miracles


Alexandre DUYCK, à Dieulefit (Drôme)

Article Images

De juin 1940 à la Libération, plus d'un millier de personnes pourchassées par les Allemands ont trouvé refuge dans ce village de la Drôme. La commune pourrait bientôt être reconnue comme "Juste parmi les nations".

© DR

Octobre 1943. Les Meyer ne se fient pas à l'inquiétante rumeur qui dit que les Allemands les recherchent. Ils sont à Dieulefit, village de la Drôme provençale de 2 500 habitants où l'on cache les juifs, les communistes, les intellectuels opprimés. Trois de leurs proches y sont déjà réfugiés, à l'abri des rafles et des dénonciations, protégés par la générosité des habitants et les faux papiers que leur a délivrés Jeanne Barnier, la secrétaire de la mairie âgée de 21 ans. Mais les époux Meyer ne connaissent pas la peur. Originaires de Troyes, la débâcle les a conduits jusqu'à Montélimar, à 30 km de Dieulefit. Ils sont entrés en Résistance dès juin 1940. Leur maison, leur vie est à Montélimar. Ils vont y retourner, prenant le chemin inverse de tous ces persécutés.

Dieulefit, connu depuis longtemps pour son climat, ses dispensaires de santé et sa longue tradition de bienveillance. Composé à égalité de protestants et de catholiques, installé à l'écart du monde, le village a toujours su ouvrir les bras. "Ici, il y a toujours une assiette de mise pour la personne de passage", sourit, assis sur le banc devant la poste, René Brus, magnifique jeune homme de 85 ans qui fut réfractaire aux Chantiers de jeunesse, résistant et garde-champêtre.

La suite après cette publicité

Des personnalités à Dieulefit

La suite après cette publicité

Durant la débâcle puis après les premières mesures antijuives, des centaines de personnes affluent à Dieulefit. Jusqu'à la Libération, le village accueillera plus de 1 000, peut-être 1 500 personnes. Auteur du passionnant Dieulefit ou le miracle du silence*, l'écrivain Anne Vallaeys avance même le nombre de 2 500, soit autant que la population du bourg. Des anonymes, surtout, mais aussi des personnalités comme Henri-Pierre Roché, l'auteur du Jules et Jim que François Truffaut adaptera au cinéma; Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit; l'avocat Lucien Vidal-Naquet, son épouse et leur fils Pierre, qui deviendra un immense historien? Ici, ils sont en sécurité. On ne dénonce pas les juifs à Dieulefit.

Le village s'est jadis soulevé contre le coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851, a accueilli des Arméniens victimes des massacres, des opposants au régime nazi de la première heure, des républicains espagnols? Le maire, Justin Jouve, a refusé de prêter allégeance à Pétain et déclaré sa commune ville d'accueil. Un pasteur des environs évoque le "droit à la révolte" tandis qu'un autre, commentant le statut des juifs d'octobre 1940, lâche: "Mieux vaudrait une France morte que vendue?" Chercheur au CNRS et habitant de Dieulefit, l'historien Bernard Delpal résume l'état d'esprit du village: "Il a toujours existé ici une grande ouverture d'esprit, un non-conformisme littéraire, pédagogique, philosophique, religieux? Et la volonté de juger par soi-même et de désobéir s'il le faut."

La suite après cette publicité

La suite après cette publicité

Les époux Meyer connaissent parfaitement cet esprit de tolérance mais ce soir d'octobre 1943, ils ont envie de rentrer chez eux. Leur petite fille Françoise fait la tête, elle veut rester dormir ici. Parents et enfant s'embrassent, se disent "au revoir", "à demain" peut-être, sans savoir que les Allemands attendent dans leur maison de Montélimar. Les époux Meyer sont déportés quelques jours plus tard par le convoi n° 63, qui part de Drancy pour Auschwitz le 28 octobre 1943. Petite orpheline de 9 ans rongée par l'angoisse et la culpabilité d'avoir laissé ses parents partir seuls, Françoise reste à Dieulefit avec sa grand-mère, son oncle et sa tante. Ne subsistent que des souvenirs, les belles photographies prises par son père qu'il légendait "Joie de vivre", "Dans le jardin", "Bouquets de narcisses"? Et un village tout entier pour famille adoptive.

La modestie est de mise

"Havre de paix et de lumière dans la nuit noire", comme le dit aujourd'hui l'une de ses habitantes, Dieulefit va demander à être reconnu comme "Juste parmi les nations" par Yad Vashem, le musée mémorial de la Shoah de Jérusalem. Le dossier est en cours de rédaction. Sept habitants ont déjà été honorés à titre individuel mais la demande est cette fois formulée collectivement. Une reconnaissance seulement attribuée au Danemark, où 7.200 des 8.000 juifs ont échappé aux déportations ; à Nieuwlande (Pays-Bas), dont les 117 habitants ont tous caché des juifs durant la guerre; et au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), où plusieurs milliers de personnes ont, comme à Dieulefit, trouvé refuge durant l'Occupation.

Pauvres et riches, paysans et patrons, tout le monde s'y est mis. Chez les Morin, des drapiers, l'une des plus grandes familles de la région, s'installe un petit garçon, Isaac Fabrikant, originaire d'Anvers. Sa s?ur va chez les voisins d'en face. Comme Françoise Meyer, que les Morin voient traverser le village chaque soir pour aller dormir dans un endroit plus sûr, ils sont tous deux orphelins. Leurs parents ont été raflés il y a peu de temps. Les Nunez, un couple de maroquiniers venus de Paris avec leurs deux filles, arrivent chez les Plumel, propriétaires d'un garage automobile. Rebaptisés Mortier, ils vivent derrière un faux placard à vêtements. André Plumel, 81 ans, fait visiter la planque après avoir escaladé tel un jeune chamois le très raide escalier.

La pièce, d'une trentaine de mètres carrés, était alors divisée en deux: "D'un côté une cuisine, de l'autre la chambre. Et là, une porte donnant sur l'extérieur. Je n'ai jamais su comment cette famille était parvenue chez nous mais je sais qu'en arrivant, la première chose que les parents ont voulu savoir, c'était s'il y avait une issue pour fuir en cas de danger." D'autres encore arrivent. "A un moment, on a compté treize lits dans la maison!" Un acte héroïque? André Plumel ne voit pas en quoi. A Dieulefit, la modestie est de mise. Tout juste concède-t-il que "se voir honorés comme Justes serait une belle reconnaissance. Etant donné que, pendant la guerre, on a bien travaillé. Nous nous sommes bien comportés".

Pourchassés par Vichy, les juifs sont ici à l'abri. De bonnes fées veillent: Marguerite Soubeyran et Catherine Krafft, deux protestantes, ont fondé en 1929 l'école de Beauvallon, un établissement scolaire qui va devenir le refuge emblématique du village. Elles sont bientôt rejointes par un troisième ange protecteur, Simone Monnier. Comme d'autres enfants traumatisés, Françoise Meyer vient lui raconter ses cauchemars avant d'aller se coucher. "Aux plus sombres heures de France, merci aux fées de Beauvallon de tranquillement démontrer qu'il n'y a aucune raison de désespérer de l'homme et de ses possibilités infinies?" écrit Louis Aragon le dimanche 5 juillet 1942 au moment de quitter le village, où il vient de séjourner avec Elsa Triolet. "Ces femmes étaient des personnes rares, habitées par une force et une croyance hors du commun", se souvient la petite-fille de Marguerite Soubeyran, qui vit toujours à Dieulefit.

Autre bonne fée, la toute jeune employée de mairie Jeanne Barnier qui fabriquera près de 2.000 faux papiers d'identité. Un matin de janvier 1941, Marguerite Soubeyran, l'âme de Beauvallon, déboule dans son bureau. "J'ai de gros problèmes, Jeannette, il me faut planquer un tas de gens. Je vais me débrouiller pour les caser, mais toi, tu vas me faire des faux papiers!" La pauvre Jeannette n'a jamais fait une chose pareille mais elle apprend vite. "Je gardais les prénoms dans la mesure du possible pour qu'il n'y ait pas trop d'embrouilles. Je conservais également la première lettre du patronyme d'origine, au cas où les initiales seraient reproduites sur un mouchoir, une montre, une médaille?" Françoise Meyer devient ainsi Françoise Meillan, mais raconte que personne ne l'a jamais appelée ainsi au village. "Nous n'avions pas à nous méfier des villageois. Je n'ai trouvé que de la solidarité et de l'amitié à Dieulefit."

Epargné par les rafles

Pourtant nommé par Vichy, le nouveau maire, le colonel Pizot, 70 ans, fait mine de ne rien voir. "Aujourd'hui encore, son attitude silencieuse demeure un mystère", reconnaît Bernard Delpal. Certains réfugiés ne se procurent même pas de faux papiers et signent de leur vrai nom (Abramovitsch, Barlow, Lutzins?) les registres des hôtels, logeurs et aubergistes pourtant visés par le maire et les gendarmes. Un jour, Jeanne Barnier, craignant d'être démasquée, jette au poêle le tampon qu'elle utilise pour faire les faux papiers et va déclarer son vol à la gendarmerie. "Vous mentez très mal", lui fait remarquer le brigadier Sesma, qui lui explique comment il convient de faire avec les gendarmes? Sesma va aussi prévenir des personnes recherchées: "Allez vous cacher, nous avons reçu l'ordre de venir vous arrêter demain!" Sesma sera fusillé par la milice. Ouvrant certains recommandés, la postière avertit également des personnes visées par des convocations puis retourne les plis avec la mention: "Parti sans laisser d'adresse".

Des rafles et des exécutions publiques se produisent dans les environs, à Montélimar, Nyons, Crest, Valréas, mais Dieulefit ne constitue pas une priorité aux yeux des Allemands. Aucune information sur la présence de réfugiés n'est remontée jusqu'à eux, la Résistance s'est installée sur les hauteurs du bourg, à quoi bon s'écarter de la vallée du Rhône? Il faut ensuite éradiquer le tout proche maquis du Vercors. Celui-ci pris, les Allemands, informés par un mouchard, se préoccupent finalement de Dieulefit. Les habitants paniquent, une opération d'ampleur est annoncée? quand les Alliés débarquent en Provence. Dieulefit finit la guerre en paix sans qu'aucun de ses réfugiés ne soit arrêté. Juste récompense du destin.

* Fayard, 19 ?.

Source: JDD papier